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Marco Polo et les pâtes, aux origines du mythe

Qui n’a jamais entendu parler des pâtes ramenées de Chine par Marco Polo ? Ce mythe bien enraciné dans la culture occidentale, mais également particulièrement combattu par les scientifiques depuis 70 ans, propage l’idée – fausse – que les pâtes européennes sont d’origine chinoise, tout en appuyant l’idée – tout aussi fausse – que Marco Polo a introduit en Europe toute une série d’innovations technologiques.

Le mythe de Marco Polo et des pâtes encore vivace en 1951. La storia della pasta, Liebig, collection de cartes, 1951.


De quand date le mythe de Marco Polo (1254-1324) et des pâtes ? à l’évidence, il n’est pas très vieux. Dans sa forme élaborée, il apparaît pour la première fois en 1929, dans les colonnes du Macaroni Journal. Dès lors, pourquoi le Macaroni Journal, organe de l’association des fabricants de pâtes américains, prétend-il que les pâtes italiennes sont d’origine chinoise ? Quelqu’un en veut-il aux Italiens au point de s’attaquer à l’intégrité nationale du fleuron de leur gastronomie ? N’oublions pas que les pâtes sont parmi les aliments transformés les plus consommés au monde. Elles engendrent par conséquent de plantureux bénéfices.


Dans ce contexte, certaines personnes malveillantes pourraient-elles contester aux Italiens la paternité de leur mets national ? Le mythe de Marco Polo serait-il né en pleine guerre commerciale ? Il se pourrait que le mythe de Marco Polo nous emmène bien plus loin que ce qu’on aurait pu l’imaginer au départ…




Le premier article narrant l’aventure d’un certain spaghetti, membre d’équipage de Marco Polo. « A Saga of Cathay », The Macaroni Journal, 15 octobre 1929, p. 32, col. 2, 3, p. 34, col. 1, 2, 3.



Depuis le 14e siècle, le Devisement du monde, la seule source – autobiographique – dont on dispose sur la vie de Marco Polo, offre aux érudits occidentaux un premier accès à la culture chinoise qui demeure malgré tout très mystérieuse jusqu’à l’ouverture progressive de la Chine au cours du 19e siècle.


Aux États-Unis, le public témoigne d’un certain intérêt pour cette culture à la suite du traité commercial de 1844 intensifiant le commerce entre les deux pays[1]. De l’intérêt purement religieux et évangélisateur du début du siècle[2], on passe à une véritable curiosité pour les aspects historiques et géographiques de la Chine[3]. C’est dans ce contexte que l’Américain moyen fait plus ample connaissance avec Marco Polo. Les journalistes le citent de plus en plus fréquemment, notamment grâce aux Britanniques William Mardsen (1754-1836), qui publie la première traduction en anglais du Devisement du monde en 1818, à Hugh Murray (1779-1846), qui renouvelle l’exercice en 1845 et surtout à Henry Yule (1820-1889) qui publie une nouvelle traduction en 1871.


S’il n’existe aucune trace de pâtes ramenées par Marco Polo en Chine, ni dans le Devisement du monde, ni dans les analyses de ses traducteurs, divers auteurs et éditorialistes américains de l’époque relaient des informations abusives sur le rôle de Marco Polo dans la prétendue introduction de grandes inventions chinoises en Europe. C’est essentiellement le cas pour la boussole, la gravure sur bois et la poudre à canon[4].


Marco Polo et la boussole



Aujourd’hui encore, des petites rubriques pédagogiques continuent à accorder à Marco Polo l’introduction de la boussole en Europe (storybordthat.com).


Le plus important des trois mythes est incontestablement celui de l’introduction de la boussole en Italie[5]. Né au milieu du siècle précédent en Europe[6], il a pourtant été balayé par l’érudit Italien Girolamo Tiraboschi (1731-1794) dès 1774[7], ainsi que par le très influent Alexander von Humboldt (1769-1859), traduit en anglais en 1848[8], et le non moins influent Henry Yule, relayé par l’Encyclopédia Britannica[9]. En outre, les démentis des érudits américains ne manquent pas, avec notamment les auteurs sérieux Franc Bangs[10] (1832-1892) et Edward Knight[11] (1824-1883). Confiant, Yule déclare même en 1871 que plus personne ne croit que Marco Polo a ramené la boussole en Italie[12]. Mais il est manifestement trop optimiste. À la fin du siècle, la légende de Marco Polo et de la boussole est toujours ancrée dans la culture générale américaine[13].


Ainsi, aux alentours de 1900, Marco Polo est présenté aux Américains sous divers aspects parfois contradictoires. Considéré comme un simple observateur de la culture chinoise par les auteurs les plus sérieux, il est accrédité d’un certain nombre d’innovations, voire d’inventions, par les auteurs les moins sérieux. On assiste même à une petite tentative de lui attribuer l’introduction du sucre de canne en Europe[14].



Marco Polo et la crème glacée, un mythe à la dent dure. Ici, dans la série Marco Polo, diffusée sur Netflix en 2014.


À la toute fin du 19e siècle, Marco Polo se voit attribué pour la première fois un rôle important dans l’histoire de l’alimentation. A cette époque, les Américains commencent à s’interroger sur l’histoire de la crème glacée, une de leurs friandises préférées. Dans un premier temps, ils restent fidèles à l’historiographie française, datant son introduction en France au 17e siècle grâce à l’Italien François Procope Couteaux (1651-1727)[15]. Ensuite, probablement vers 1900, se répand la rumeur selon laquelle Marco Polo aurait découvert la recette de la crème glacée au Japon avant de la ramener en Europe. Bien que cette information ne soit absolument pas argumentée et que le Devisement du monde n’y fait aucunement allusion, elle est relayée par la revue des pharmaciens The Spatula en 1903 dans un article qui met en relation le mythe de Catherine de Médicis avec celui de Marco Polo :


« Ice cream is said to have been made for Catharine De Medici in 1545. The receipt is said to have been brought from Asia by Marco Polo, who visited the Emperor of Japan in the fifteenth century[16]. »


Remarquons la grossière erreur situant Marco Polo au 15e siècle ! Malgré tout, la rumeur continue à se diffuser dans les années suivantes. Les industriels, toujours à la recherche de belles histoires concernant les produits qu’ils vendent, emboîtent le pas. Lors du congrès annuel de la National Association of Ice Cream Manufacturers tenue à Pittsburg les 8 et 9 janvier 1908, le vice-président Porter R. Walker fait une allocution sur l’histoire de la crème glacée reprenant exactement les termes de l’article de la revue Spatula[17]. L’année suivante, Frank M. Buzzel tient à peu près le même discours[18].


Ces deux allocutions sont relayées par l’organe de presse de l’association des fabricants de crème glacée qui propagent durablement le mythe à travers tous les États-Unis. Marco Polo devient ainsi officiellement l’importateur de la crème glacée en Europe[19].


Dans les années 1930, Marco Polo n’est plus censé avoir importé la crème glacée du Japon, mais bien directement de Chine[20]. C’est cette version qui continue à se propager jusqu’à nos jours, avec l’ajout, çà et là, de quelques détails soi-disant issus des mémoires de Marco Polo, mais qui sont de pures inventions. En 1933, on raconte carrément qu’il a appris à faire de la crème glacée aux Viennois ! :


« Away back in the 13th century Marco Polo, returning from his travels in the Far East, told of eating a wonderful pudding that tasted somewhat like sweetened snow, and like snow, melted in the mouth. « Just another whopper », said the homeland sceptics, until old Marco showed the Viennese cooks how to make it[21]. »



Bref, au tout début du 20e siècle, Marco Polo est accrédité de manière totalement abusive de l’introduction de la boussole, de la poudre à canon, de l’imprimerie et de la crème glacée en Europe. Il devient ainsi, encore plus abusivement, le grand initiateur de la modernité en Europe, la boussole symbolisant les futures grandes découvertes géographiques, la poudre à canon les nouvelles techniques militaires et l’imprimerie la révolution intellectuelle humaniste. Désormais, les esprits sont mûrs pour ajouter d’autres éléments à la liste… et pourquoi pas les pâtes ?


Les pâtes italiennes entrent aux États-Unis


Les Américains adoptent la culture des pâtes italiennes en même temps qu’ils font connaissance avec Marco Polo, dans la première moitié du 19e siècle. Aux alentours de 1850, les premières fabriques de pâtes mécaniques voient le jour. Le grand pionnier de cette industrie est Antoine Zerega, un Lyonnais d’origine italienne. En 1848, il fonde à Brooklyn une petite fabrique appelée à devenir l’une des plus grosses compagnies du secteur. L’industrie des pâtes prend un essor considérable dans les dernières décennies du siècle et s’organise en une National Association of Macaroni and Noodle Manufacturers of America en 1904. L’association se donne comme organe de presse le New Macaroni Journal en 1919, rebaptisé Macaroni Journal en 1924[22].


Une fabrique de pâtes à Saint-Louis en 1910. The St. Louis Star and Times (Missouri), 30 juin 1910, p. 31.


Comme d’habitude lorsqu’un aliment prend de l’importance dans une culture, on commence à s’intéresser à son histoire. Au cours des trois premiers quarts du 19e siècle, les Américains, tout comme les Européens, situent l’origine des pâtes en Italie :


Encyclopédie du dix-neuvième siècle, Paris, 1852 :

« On fabrique en Italie beaucoup de pâtes, de formes variées, qu’on laisse sécher et dont on fait ensuite différents mets et surtout des potages : les plus connues sont la semoule, le vermicelle et le macaroni ; les pâtes de Gênes, fabriquées uniquement avec des blés de Sardaigne, sont les plus estimées[23]. »


Chamber’s encyclopaedia, Londres, 1874 :

« Marcaroni : (…) a peculiar manufacture of wheat, which for a long time was peculiar to Italy, and, in fact almost to Genoa ; it is now, however, made all over Italy, and at Marseille and other places in the south of France. Strictly speaking, the name macaroni applies only to wheaten paste in the form of pipes (…) but there is no real difference between it and the fin threadlike vermicelli, and the infinitive variety of curious and elegant little forms which, under the name of Italian pastes, are used for soups[24]. »


Cette déférence envers les pâtes italiennes est tout à fait compréhensible. Depuis le 15e siècle, l’Italie a déjà développé une véritable culture des pâtes et monopolise la réputation internationale de ce mets particulier.


Les pâtes chinoises entrent aux États-Unis


La culture des pâtes chinoises, quant à elle, est pratiquement inconnue en Occident et reste confinée aux ouvrages savants et aux récits de voyageurs du 19e siècle[25]. Finalement, les Américains n’apprennent l’existence des pâtes chinoises qu’environ vingt-cinq ans après avoir adopté les pâtes italiennes. Dans les années 1870, cette culture se propage timidement dans le grand public. À l’Exposition du Centenaire de Philadelphie de 1876, par exemple, on goûte les vermicelles importés du port de Xiamen et accommodés avec du porc et de l’ail[26]. Mais c’est surtout la communauté immigrée chinoise arrivée dans les années 1860 et 1870 qui la fait connaître davantage. Installés d’abord sur la côte ouest, les travailleurs chinois conservent les habitudes alimentaires de leur pays. Parmi les produits qu’ils importent de Chine figure une importante quantité de pâtes manufacturées[27].


C’est ainsi que les Américains se familiarisent petit à petit avec les nouilles asiatiques, notamment grâce à la célébration du Nouvel An chinois qui excite la curiosité des Américains[28]. Dans les années 1880, à New York, un cuisinier chinois s’est déjà fait une grande réputation. Dans ses dîners mondains, il propose les désormais fameux Chinese macaroni[29].


Les pâtes américaines concurrencent les pâtes italiennes, la naissance du mythe des pâtes d’origine chinoise


L’industrie des pâtes se développe particulièrement bien à Detroit dès les années 1890.


Dans les années 1890, la consommation et la fabrication des pâtes italiennes aux États-Unis atteint un niveau record. Jusque-là, personne ne remet en question la supériorité des macaronis d’importation italienne sur les macaronis de fabrication américaine[30] :


« The best macaroni comes from Italy, where it originated and is the national dish. The best macaroni, again, in Italy is the Neapolitan. I have heard it said there is something in the quality of the flour raised in Italy which makes the Italian macaroni so superior to that made in other countries[31]. »


Petit à petit, les industriels américains remettent en question cette évidence. Pour eux, cela ne fait aucun doute que la qualité des produits américains n’a rien à envier à celle des italiens, comme on le clame haut et fort à Detroit en 1896 :


« A macaroni factory is one of the industries of Detroit, and it controverts the statement that the edible can be made by Italians only, and not outside of Italy, where it is the product of the skill of generations. (…) Experts alone can distinguish the difference between the Detroit made article and that from over the seas[32]. »


Pendant la Seconde Guerre mondiale, Vimco Pasta est le plus grand fournisseur de pâtes pour les forces armées américaines.


À partir de ce moment, on remarque une sérieuse tendance à minimiser l’importance de la culture des pâtes italiennes. En 1907, par exemple, un correspondant du Pathfinder à Naples fait remarquer que les pâtes n’y sont accessibles qu’aux plus riches, tout en se montrant très critique vis-à-vis des conditions d’hygiène des fabriques de pâtes napolitaines[33].


C’est dans ce contexte de concurrence commerciale qu’apparaît la première contestation de la paternité italienne des pâtes. Comme les Américains sont en contact direct avec deux cultures des pâtes, la chinoise et l’italienne, ils s’interrogent sur d’éventuelles filiations entre elles. Au milieu des années 1890, selon Mary E. Green (1844-1910), auteure du succès de librairie Food Products of the World, ce n’est plus l’Italie, mais bien la Chine qui aurait la primauté de la fabrication des pâtes dont le secret serait passé de la Chine au Japon. De là, ce sont des marchands allemands qui l’auraient importée en Europe avant de le transmettre aux Italiens[34].


En 1911, selon la version du Grocer’s Encyclopedia, ouvrage important qui sera réimprimé à de multiples reprises, les Allemands auraient directement importé les pâtes de Chine :


« Macaroni : is considered by the general public as a typical and peculiarly Italian food, and Italy is probably entitled to the credit for her early appreciation of its virtues and her fidelity to it after adoption, but history credits its invention to the Chinese and its European introduction to the Germans. The Italians are said to have learned the art of making it from the latter[35]. »



Ainsi, au début du 20e siècle, il est admis aux États-Unis que les pâtes italiennes sont d’origine chinoise et ont été importées par des marchands allemands, soit directement de Chine, soit du Japon. Il est également tout à fait admis que Marco Polo a rapporté de Chine un certain nombre d’innovations techniques telles que la boussole, la gravure sur bois, la poudre à canon et la crème glacée dont il aurait observé le mode de fabrication au Japon. Dans les années 1910, ces deux rumeurs, aussi fantaisistes l’une que l’autre, donnent naissance à une troisième, probablement au sein de la communauté américaine installée en Chine. Désormais, ce ne seraient plus les marchands allemands, mais bien Marco Polo en personne qui aurait ramené les pâtes de Chine, de la même manière qu’il a ramené la crème glacée[36].


Victor Murdock est le premier responsable de la propagation du mythe de Marco Polo et des pâtes aux États-Unis, en 1919. Mais il faut attendre 1929 pour que ce mythe prenne la forme d’une histoire détaillée.


Nous devons la toute première et très brève version de cette histoire au journaliste et ancien représentant au Congrès Victor Murdock (1871-1945) qui, en 1916, se rend en Chine avec son épouse pour rendre visite à sa fille mariée à un officier en poste au bord du Yangtze. Il réalise un long périple à l’intérieur des terres chinoises et rencontre un grand nombre de notables américains. C’est là qu’il entend parler de cette rumeur qu’il évoque dans un article publié en août 1919 dans le mensuel américain de la Croix-Rouge. En parlant de l’alimentation du Sichuan, il précise :


« Rice and flour are consumed in vast quantities often in the form of pastes. They say in China that Marco Polo picked up the macaroni idea in China and took it home to Italy. He probably did. At all events, modern China depends upon it more than Italy does to-day. There is not a city or a village in Szechouan where it is not possible, at all hours, to purchase chowdza – a dumpling stuffed usually with spinach, and sometimes with meat, and served hot. A form of ravioli is obtainable everywhere[37]. »


Au cours des années 1920, les deux versions de l’origine chinoise des pâtes cohabitent dans la culture américaine. Tantôt, c’est Marco Polo qui les a amenées de Chine[38], tantôt ce sont les marchands allemands[39]. Toutefois, la version de Marco Polo bénéficie d’un sérieux coup de pouce de la part des fabricants de pâtes américains. Tout comme les fabricants de crème glacée, ils s’emparent de la célébrité du voyageur vénitien dans un but commercial. Le personnage de Marco Polo leur offre un double avantage. Premièrement, son excellente réputation d’aventurier et d’explorateur incarne avantageusement leur produit. Deuxièmement, son rôle dans l’importation des pâtes chinoises en Europe ternit le prestige de la culture pastière italienne, et donc de la concurrence.


En 1928, à la Macaroni Manufacturing Company de Keystone, on invente toute une histoire légendaire sur base de l’allégation de Murdock. L’année suivante, le récit rocambolesque est publié dans le Macaroni Journal. Ce récit fait état d’une légende selon laquelle le bateau de Marco Polo doit accoster quelque part sur la côte chinoise pour se réapprovisionner en eau. Un des hommes envoyés à terre, un certain Spaghetti, arrive dans un village où il observe une femme qui confectionne des pâtes sèches en forme de longues languettes. Persuadé de l’utilité d’un tel aliment pour les longs voyages en mer, il demande qu’on lui en explique le procédé de fabrication. Il expérimente sa nouvelle trouvaille à bord en faisant cuire les pâtes dans de l’eau de mer. Comme tout le monde les trouve excellentes, il répand le procédé en Italie où les pâtes deviennent bientôt le plat national[40].


Quand Hollywood s’en mêle… le mythe s’emballe


Marco Polo (Gary Cooper) découvre avec curiosité les spag-het dans The Adventures of Marco Polo d’Archie Mayo (1938).


En 1929, l’histoire de Marco Polo et des pâtes est écrite. Cependant, elle est diffusée dans une seule publication, un numéro du Macaroni Journal. Pour devenir un mythe, cette petite histoire devra s’imposer dans la mémoire collective. Pour cela, elle a besoin d’un canal de diffusion bien plus puissant que l’organe de presse de l’association nationale des fabricants de pâte…


Hollywood s’empare du mythe


Dans les années 1930, le mythe de Marco Polo et des pâtes s’intègre dans le scénario de la superproduction The Adventures of Marco Polo d’Archie Mayo (1891-1968) sorti en mars 1938. Ce blockbuster produit par Samuel Goldwyn (1879-1974) met en scène Gary Cooper (1901-1961) dans une Chine du 13e siècle tout à fait improbable. Ce divertissement que les journalistes n’hésitent pas à comparer à un film de cow-boys et d’Indiens[41] trouve son public et connaît un succès retentissant, notamment grâce au charme de la jeune actrice d’origine norvégienne Sigrid Gurie (1911-1969) dans le rôle de la princesse Kukachin.


Le film illustre la plupart des mythes concernant Marco Polo. Parmi les scènes qui frappent le plus le grand public, celle du Vénitien mangeant pour la première fois des spag-het, en chinois dans le texte[42], reste gravée dans les mémoires.


Le succès retentissant du film donne l’occasion à de rares journalistes de contester, parfois avec un certain sarcasme, le rôle de Marco Polo dans toutes ces découvertes fracassantes :


« The compass, gunpowder, the art of printing, and spaghetti were carried back to Europe by Marco Polo, according to the picture. Gunpowder transformed civilization, the printed word advanced knowledge, and spaghetti became the national dish of Italy. The only catch is that Marco Polo, the record says, did not do these splendid things[43]. »

« The young gentleman from Venice, according Prof. Samuel Goldwyn, discovered coal, gunpowder and spaghetti in China. (…) And there are authorities who insist that spaghetti is an Italian invention, although it was known in China[44]. »


Malgré ces vaines protestations, le mal est fait. La puissante diffusion du film à laquelle s’ajoutent les allégations fantaisistes relayées par certaines encyclopédies ont raison des savantes, mais trop confidentielles, remises en question. Pire encore, alors que le mythe de Marco Polo et des pâtes reste confiné aux États-Unis avant 1938, la sortie européenne du film le répand à travers tout le Vieux Continent. En France, la scène des spaghettis n’échappe pas aux chroniqueurs :


« Les détails historiques ont été choisis avec un soin non exempt d’humour. Aussi le premier contact du Vénitien avec les spaghettis a lieu dans la maison d’un vieux Chinois qui lui explique l’art et la manière de s’en servir. Et Marco, très intéressé, se promet d’introduire en Italie ce plat succulent[45]. »


Un an après le passage du film, le mythe de Marco Polo et des pâtes apparaît dans la presse française :


… que les spaghettis ne viennent pas d’Italie ?

Marco Polo, le grand voyageur, découvrit en effet les spaghettis en Chine au treizième siècle[46]. »



C’est ainsi qu’à partir des années 1940, le mythe de Marco Polo et des pâtes prospère tant en Europe qu’aux États-Unis grâce au sérieux coup de pouce d’Hollywood. Il se propage dans la culture populaire, notamment à travers la littérature culinaire[47].


Dès les années 1950, un certain nombre d’auteurs se révoltent contre le mythe en apportant des arguments pertinents. C’est d’abord le cas de Giuseppe Prezzolini (1882-1982), auteur et journaliste passionné de la culture de son pays qui s’est installé aux États-Unis entre 1927 et 1955. Dans son histoire des spaghettis, il met en évidence la culture arabe des pâtes au Moyen Âge et donne les preuves de l’existence de pâtes en Italie avant le voyage de Marco Polo[48]. Il est suivi par de nombreux scientifiques qui éditent des articles contestant fermement le mythe de Marco Polo et des pâtes[49].


L’offensive scientifique est couronnée d’un bon succès. Aujourd’hui, plus un seul auteur s’intéressant à ce sujet ne répercute l’histoire rocambolesque de Marco Polo et des pâtes.



Certains mythes flottent dans l’inconscient collectif à la manière d’une vague certitude, vaporeuse, insaisissable. C’est le cas de l’histoire de Marco Polo qui amène les pâtes de Chine en Italie. À peu près tout le monde en a plus ou moins entendu parler. Personne, pourtant, ne peut fournir le moindre argument sérieux en sa faveur.


Probablement née d’une rumeur diffusée dans la communauté américaine installée en Chine au début du 20e siècle, elle-même inspirée de rumeurs sur le rôle éminent du voyageur vénitien dans l’introduction d’un certain nombre d’innovations en Italie, elle s’est propagée grâce à l’action concomitante d’industriels américains et de journalistes dans un premier temps, et à l’imaginaire hollywoodien dans un deuxième temps. Cette histoire ne repose sur aucun document historique et n’a jamais reçu l’approbation du moindre commentateur de l’œuvre de Marco Polo, ni du moindre historien de l’alimentation. Il s’agit donc d’un mythe purement fantaisiste qui a pourtant bénéficié d’une large diffusion jusqu’à nos jours.


Battu en brèche par la communauté scientifique depuis plus de soixante ans, il est aujourd’hui en sérieuse perte de vitesse et ne doit probablement sa survie qu’à l’efficacité du bouche à oreille et aux conversations animées qui égaient un bon plat de spaghettis partagé entre amis.

[1] John K. Fairbank, Merle Goldman, Histoire de la Chine, Paris, Tallandier, 2013, p. 277-303. [2] Jacob Abbott, China and the English, New York, Leavitt, Lord, & co, 1835, préface ; « Old Man of the Mountain », 1819, p. 1, col. 2 ; The National Gazette, 1822, p. 1, col. 4. [3] « The new route to China », 1848, p. 5, col. 3. [4] John Jackson, A Treatise on Wood Engraving Historical and Practical, Londres, Charles Knight and co, 1839 ; « Invention of the Chinese », 1856, p. 1, col. 7 ; Duckett, 1857, p. 701, col. 1. [5] « The compass, an Original Invention of the Chinese », 1826, p. 4, col. 5 ; « The Magnet », 1845, p. 1, col. 6. ; « Invention of the Chinese », 1856, p. 1, col. 7. [6] The Annual Register, 1765, p. 254, col. 1 ; « Discovery and Antiquity of the Mariner’s Compass », 1777, p. 579, col. 1. [7] Girolamo Tiraboschi, Storia della letteratura italiana, t. 4, Modène, 1774, p. 154. [8] Alexander von Humboldt, Cosmos, vol. 2, Londres, Longman, Brown, Green and Longmans, 1848, p. xcii. [9] The Encyclopaedia Britannica, 1877, p. 227, col. 2. [10] Franc Bangs Wilkie, The Great Inventions, Philadelphia, Chicago, J. A. Ruth & co, 1883, p. 106. [11] Edward Henry Knight, Knight’s American Mechanical Dictionary, vol. 2, New York, Hurd and Houghton, 1876, p. 1397, 1398. [12] Henry Yule, The Book of Ser Marco Polo, vol. 1, Londres, John Murray, 1871, p. clvi, clvii. [13] « The Mariner’s Compass », 1892, p. 11, col. 2; Stone, 1905, p. 9, col. 3. [14] « History of sugar », Madisonian, 4/05/1839, p. 1, col. 5. [15] Vermont Journal, 26/03/1898, p. 3, col. 3. [16] The Spatula, 03/1903, p. 334. [17] The Ice Cream Trade Journal, 02/1908, vol. 4, n°2, p. 37. [18] Idem, 01/1909, p. 22. [19] Avec beaucoup d’hésitations sur les dates. Du xve siècle dans l’article du Ice Cream Trade Journal, on passe au 11e siècle dans l’Evening Missourian (The Evening Missourian, 10/08/1916, p. 2, col. 2, 3).En 1920, un journaliste situe enfin Marco Polo au 13e siècle (Dayton Daily News, 16/08/1920, p. 6, col. 5). [20] Delaware County Times, 23/07/1931, p. 12, col. 2, 3. [21] Honolulu Star-Bulletin, 17/08/1933, p. 16, col. 2. [22] Silvano Serventi, Françoise Sabban, Les pâtes, Histoire d’une culture universelle, Paris, Actes Sud, 2001, p. 241-245. [23] Encyclopédie du dix-neuvième siècle, t. 18, 1852, p. 650, col. 2. [24] Chamber’s encyclopaedia, vol. 6, 1874, p. 234, col. 2. [25] Henri-Léonard-Jean-Baptiste Bertin, China, its Costume, Arts, Manucatures, translated from the French, vol. 3, Londres, Stockdale, 1812, p. 22 ; Frederick Porter Smith, Contributions Toward the Materia Medica & Natural History of China, Shangai, Londres, American Presbyterian Mission Press, Trübner & co, 1871, p. 226. [26] Catalogue of the Chinese Imperial Maritime Customs Collection at the United States International Exhibitions, Philadelphia, Published by order of the inspector general of Chinese Maritime Customs (Robert Hart), Shangai, Statistical Department of the Inspectorate General of Customs, 1876, p. 126. [27] Calvin Wilson Mateer, Chinese Language, Shangai, American Presbyterian Mission Press, 1909, p. 414, 524, 539, 616 ; Department of the Interior Census Office, Report of Population and Resources of Alaska, Washington, Government Printing Office, 1893, p. 222 ; Returns of Trade at the Treaty Port, 1882, p. 5. [28] The Evening Journal, 20/01/1890, p. 2, col. 3. [29] « Heatgeb Fare, Will be on the Tables at the Montauk Club, a Famous Chinese Cook will Prepare Celestial Diet for the Members – A Mongolian Menu », The Brooklyn Eagle, 11/06/1889, p. 6, col. 7. [30] Ottawa Weekly Republic, 22/09/1892, p. 1, col. 6. [31] Marie Hansen-Taylor, Letters to young housekeeper, New York, Charles Scribner’s Sons, 1892, p. 88. [32] Detroit Free Press, 1/11/1896, p. 16, col. 5. [33] The Indianapolis Star, 29/10/1907, p. 8, col. 6 [34] Mary E. Green, Food Products of the World, 3e éd., Chicago, The Hotel World, 1902 (1ère edition en 1895)., p. 172 ; New-York Tribune, 11/05/1919, p. 73, col. 1-8. [35] The Grocer’s Encyclopedia, 1911, p. 350. [36] Victor Murdock, « The Garden Spot of China », The New Red Cross Magazine, 08/1919, p. 68, col. 2. [37] Ibidem. [38] The Field Afar, 07/1921, p. 194, col. 1 ; The Decatur Herald, 25/01/1924, p. 6, col. 3 ; Adam H. Pearl, Kitchen Ranging, Londres, Jonathan Cape, 1928, p. 295, 296. [39] New-York Tribune, 11/05/1919, p. 73, col. 1-8 ; News-Press, 29/10/1929, p. 4, col. 5. [40] « A Saga of Cathay », The Macaroni Journal, 10/1929, p. 32, col. 2, 3, p. 34, col. 1, 2, 3. [41] Standard-Sentinel, 7/03/1938, p. 15, col. 6, 7. [42] Bien entendu, le terme italien spaghetti n’a aucun lien avec la langue chinoise. Attesté en Italie depuis 1845 seulement, il est issu du latin tardif spacus voulant dire « cordon, ficelle ». T.L.F. en ligne. [43] Pittsburgh Post-Gazette, 14/05/1938, p. 8, col. 4. [44] The Indianapolis Star, 24/04/1938, p. 55, col. 7. [45] L’écho d’Alger, 27/11/1938, p. 2, col. 6. [46] Le Petit Journal, dimanche 2/07/1939, p. 2, col. 2. [47] Herman Smith, Kitchens near and far, New York, Barrows & co, 1944, 238 ; Helen Stone Hovey, Kay Reynolds, The practical book of food shopping, Philadelphia, Lippincott, 1950, p. 151. [48] Giuseppe Prezzolini, A history of spaghetti eating and cooking for : spaghetti dinner, New York, Abelard-Schuman, 1955, p. 3. [49] Sabban, 2000, p. 792.

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