Entre tourisme, nationalisme, gauchisme et émancipation féminine, les cuisines régionales émergent à la fin du 19e siècle...
Alain Bourguignon, Carte gastronomique de la France, Paris, Girard, 1929.
Pas de cuisine régionale!
S’il existe bien depuis l’Antiquité la conscience d’un lien étroit entre un sol et la qualité des produits qui en proviennent, cela ne veut pas dire que les cultures culinaires des provinces et de la campagne sont valorisées, bien au contraire ! Au cours des Temps Modernes, en France, l’état se centralise de plus en plus et la cour finit par se fixer définitivement à Versailles sous le règne de Louis xiv. C’est là que tout se passe, c’est là qu’il faut être. Bien entendu, les divertissements de la campagne sont fondamentaux dans la vie des aristocrates, mais ils se limitent essentiellement à la chasse et les élites ne manifestent aucun intérêt pour de quelconques coutumes alimentaires locales.
La haute cuisine, la seule qui trouve grâce aux yeux des aristocrates, est tout logiquement le reflet du « bon goût » parisien. Elle est très stéréotypée et centralisatrice. Dans son répertoire, il subsiste à peine quelques appellations qui renvoient à l’un ou l’autre lieu commun. Les recettes à la provençale ont pour caractéristique de contenir de l’huile d’olive, de l’ail ou certaines herbes, celles à la Sainte-Ménehould sont pannées à la mie de pain, celles à la lyonnaise ne semblent pas répondre à un modèle particulier, celles à la flamande contiennent du lard, celles à la Brie du fromage de Brie, celles à la Périgord de la truffe et celles de Bayonne du jambon[1]. Il est évident que ces rares appellations stéréotypées n’appellent pas à la curiosité. D’ailleurs, les voyageurs – essentiellement des hommes d’affaire, des pèlerins ou des étudiants – qui témoignent des tables provinciales ont plutôt tendance à moquer le manque de raffinement et l’ignorance des manières parisiennes que de louer la saveur des plats régionaux.
A la découverte des provinces
Ecole française du 18e siècle, Paysage de campagne aux ruines avec couple de villageois en chemin.
On note tout de même une évolution des sensibilités dans la deuxième moitié du 18e siècle. La toute récente explosion de l’urbanisme à laquelle s’ajoutent de nouvelles théories médicales jette un nouvel éclairage sur la campagne. Dans La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), par exemple, Julie mange « sans viande, ni ragoût, ni sel. » Il est vrai que le ragoût, mélange parfois incompréhensible d’une multitude d’ingrédients, est devenu la cible privilégiée des médecins et de certains philosophes qui ne manquent pas une occasion pour fustiger les raffinements de la haute cuisine qu’ils associent au relâchement du corps et des mœurs citadines. D’autres auteurs recourent à l’exemple d’une Parisienne avachie dans une vie mollassonne et subitement tirée de sa léthargie par l’héritage d’une propriété en province. Il a suffi du trajet en calèche jusqu’à ses nouvelles terres pour qu’elle retrouve la santé et pour que son corps se transforme.
Désormais, on fait l’apologie de l’exercice, du grand air et d’une alimentation saine et naturelle, proche de celle des origines de l’humanité. On fait la promotion du retour au monde rural, à la rusticité et à la simplicité. Ces qualités sont considérées par certains comme un véritable progrès, alors que la vie urbaine, avec son air vicié, ses activités sédentaires et son alimentation malsaine, est vue comme un vecteur de décadence et de dépérissement du corps[2].
Dans ce contexte, les commentaires de certains voyageurs changent diamétralement de ton. En 1789, dans son Voyage sentimental et pittoresque dans les Pyrénées, Jean Florimond Boudon de Saint-Amans s’émerveille devant une soupe paysanne rustique et frugale, composée de pain, d’eau bouillante, d’ail et d’oignon cru prémâché par la cuisinière, tandis qu’Arthur Young découvre avec délectation les spécialités gastronomiques de la province française[3]. Pierre Jean-Baptiste Legrand d’Aussy, dans son influente Histoire de la vie privée des français (1782), met en évidence les spécificités de chaque terroir et établit le lien éternel et indéfectible entre l’alimentation des hommes, leur sol et leur histoire.
Extrait de La carte gastronomique de la France, dans Charles-Louis Cadet de Gassicourt, Cours gastronomique, Paris, 1809.
Au même moment, les Parisiens peuvent se délecter de certaines spécialités provençales grâce Aux trois frères provençaux qui ouvrent Palais Royal en 1786. Vers 1810, on trouve à sa carte les olives farcies aux câpres et aux anchois, les cornichons de Provence, le vol-au-vent de morue, les côtelettes de mouton et les aubergines à la provençale, ainsi que le nougat blanc de Marseille. Le restaurant joue d’ailleurs clairement le jeu des spécialités locales en proposant également l’andouille de Troye, la choucroute garnie et le saucisson d’Arles[4].
La cuisine régionale est donc sortie de sa tanière, bien aidée d’ailleurs par la politique pédagogique révolutionnaire destinée à inculquer aux enfants la notion d’une diversité de terroirs au sein d’une République « entière, une et indivisible ». Et quoi de plus pédagogique que les spécialités locales pour faire prendre conscience de la diversité des pays qui composent la nation ? Le Jardin patriotique d’Alexandre Deleyre (1726-1796) a ainsi pour objectif de faire connaître les départements par leurs productions agricoles. De son côté, Charles-Louis Cadet de Gassicourt (1769-1821) dresse une carte des spécialités des régions dans son Cours gastronomique édité en 1808[5].
L’édition culinaire, elle aussi, commence à faire une place aux régions, non sans arrière-pensée politique. Les deux premiers ouvrages consacrés à des cuisines locales sont édités dans deux villes nouvellement annexées par la France. En 1798, paraît La cuisinière de Genève, ville annexée la même année. En 1811, on édite La Cuisinière du Haut-Rhin à Mulhouse, autre ville annexée en 1798. Dans le Midi, Le Cuisinier Durand (1830) et Le Cuisinier méridional (1835) revendiquent les spécificités culinaires d’une région considérée comme bien distincte du reste de la France.
La première émergence des cuisines régionales dans la conscience nationale procède donc tout aussi bien de la revalorisation de la province par les nouvelles théories hygiéniques et l’appel au retour à la campagne, que de la volonté de l’état d’imposer son modèle de la République et de velléités régionalistes.
Le tourisme entre en jeu
Première représentation de la station balnéaire de Brighton, vers 1823, par Joseph Cordwell.
C’est dans ce contexte que l’industrie du tourisme prend naissance dans les années 1840 avec le chemin de fer comme principal moteur et la lutte contre la débauche et l’alcoolisme comme principal objectif. En Angleterre, la ligne Londres-Brighton permet du jour au lendemain à des dizaines, voire des centaines de milliers de voyageurs de gagner la côte du sud de l’Angleterre. Par rapport au voyage sur route par diligence, long, coûteux, dangereux, inconfortable et élitiste, on passe de 6 à 2 heures de trajet, d’un prix du billet de 12 à 3 shillings et d’un nombre de passagers de 17.000 à l’aube de l’avènement du chemin de fer à 132.000 en 1865. Désormais, un tourisme de masse est possible et la notion même de vacances est devenue indissociable de celle de voyage[6].
Le premier grand entrepreneur à exploiter les nouvelles possibilités offertes par le chemin de fer est l’Anglais Thomas Cook dès 1841. Pionnier dans l’organisation de voyages touristiques internationaux, il permet à des millions d’Anglais de voyager à prix bas avec tout le confort nécessaire. Néanmoins, Cook considère que la notion de confort passe par une alimentation adaptée au pays d’origine des touristes. C’est ainsi qu’il fait pression sur les hôteliers français pour qu’ils adaptent leur cuisine à l’appétit d’un « véritable Anglais mangeur de roast-beef et de pudding[7] ».
En France, les guides touristiques paraissent à partir de 1840 et ne mentionnent que ponctuellement l’un ou l’autre produit issu de l’industrie alimentaire locale, comme le fromage Saint-Marcellin, les liqueurs de la Chartreuse de Grenoble ou les pâtés truffés de Périgueux. Et il se tait carrément à propos des recettes de cuisine à savourer dans les auberges locales. Le discours touristique pro-produits du terroir ne commence à se répandre qu’à la fin du 19e siècle. Pourquoi s’évertuer à vouloir tout le temps manger la même chose, alors que « dans un grand nombre de régions et même de villes, se rencontrent des produits spéciaux, à la réputation consacrée, avec lesquels il ne faut pas dédaigner de faire connaissance » et qu’ « aujourd’hui, chez nous, il est peu de départements où l’on ne trouve une ville, au moins, se flattant de réussir particulièrement quelque produit destiné à la consommation ; de là, autant de spécialités régionales[8]. »
C’est que le tourisme continue à se développer dans le dynamisme offert par de nouveaux moyens de transport. La toute nouvelle bicyclette offre ainsi de nouvelles sensations et inspire à quelques bourgeois passionnés de randonnées touristiques à vélo la création du Touring club de France en 1890. La voiture, elle aussi, rencontre l’enthousiasme de bourgeois excursionnistes qui fondent l’Automobile club de France cinq ans plus tard. Pour ces pionniers, tout est à faire. Dès 1900, une Commission du Tourisme concentre ses efforts sur la création d’un réseau de pompes à essence, la signalétique, la documentation pour les voyageurs, l’organisation de rallyes touristiques, etc.[9]
Le constat de ces premiers grands promoteurs du tourisme à propos du monde hôtelier français est plutôt alarmant. Tout d’abord, c’est le manque d’hygiène de nombreux établissements qui est pointé du doigt. Ensuite, là où les questions d’hygiène ont été résolues, notamment grâce à l’influence du tourisme anglais, on commence à critiquer sévèrement l’uniformisation de la cuisine des auberges locales, sous l’effet désastreux de ce même tourisme anglais. Constat que partage Georges Niel (1834-1917), journaliste du quotidien royaliste Le Soleil, voyageur et défenseur des spécialités régionales :
« Ils avaient de très grandes qualités, ces vieux hôteliers, l’amour-propre de la profession, de l’honnêteté ; dans leurs caves dormaient toujours des bouteilles de vieux vins. De leur temps on rôtissait encore avec de belles flambées de bois, et la cuisine française, grâce à eux, était en honneur. Ce qu’il faut redouter avec le syndicat, c’est l’uniformité des menus, l’adoption d’une alimentation internationale, et, par suite, la disparition de ces bons endroits où l’on servait la cuisine du pays, normande, bretonne, gasconne, provençale, mais la vraie. Si MM. Les hôteliers veulent me croire, la première chose à enseigner aux élèves, qu’il veulent former dans une école spéciale, ce sera de faire renaître la cuisine régionale. Autrement qu’ils prennent garde à l’auberge ! Elle aussi se transforme et l’on y prépare encore la poule au pot[10]. »
Au secours du patrimoine gastronomique local
En cela, Niel rejoint parfaitement l’opinion des sociétés savantes locales qui se sont multipliées dans le dernier quart du 19e siècle dans l’urgence de sauver et de perpétuer les coutumes locales mises en danger par la croissance de l’urbanisation et la désagrégation des communes rurales. Dans la droite ligne de l’œuvre pédagogique entamée à la période révolutionnaire, ils mettent en évidence les liens étroits qui existent entre le sol, ses habitants, son histoire et sa gastronomie. Chez eux, les cuisines régionales en danger de disparition sont « l’incarnation des traditions de la terre et des solidarités villageoises, des coutumes familiales et religieuses, l’expression de la nostalgie d’un « autrefois » d’avant la révolution industrielle et l’urbanisation[11]. »
En 1900, face à l’urgence suscitée par la crainte de la perte de l’ensemble du patrimoine local français, les régionalistes se fédèrent en un grand mouvement sous l’égide de Jean Charles-Brun (1870-1946). C’est la Fédération régionaliste française. Ses membres entendent mettre en œuvre une décentralisation administrative, économique et culturelle de la France. Ce sont des patriotes convaincus qui souhaitent faire vivre pleinement les région au sein de l’état français. Ce sont également des gourmets attentifs aux spécialités régionales.
Ce souffle nouveau inspire à l’édition culinaire toute une série de publications parachevant la construction d’une nomenclature gastronomique régionale avec Le cuisinier gascon (1858), Le Cuisinier à la bonne franquette pour la Savoie (1883), Le Cuisinier bourguignon (1891) ou Le Cuisinier landais (1893). Des ouvrages plus généraux, tels que L’AncienneAlsace à table (1862), agrémentent les recettes de commentaires sur le terroir et d’anecdotes historiques dont sont friands les gourmets de l’époque[12].
Les auteurs culinaires plus classiques jouent également la carte des cuisines régionales. Le fameux cuisinier gastronomie Joseph Favre (1849-1903), par exemple, est très attentif à cet aspect. Ses commentaires ne manquent pas sur les différentes recettes de cassoulet, sur la choucroute ou les tripes à la mode de Caen. Dans son dictionnaire, il énumère les spécialités des villes et des régions[13].
Enfin, le phénomène de la sociabilité de la table dès le début de la Troisième République banalise les spécialités régionales au sein même de Paris. En effet, à partir des années 1870, une nuée de provinciaux nostalgiques se réunissent en associations des quatre coins de la France et font revivre leur folklore local dans une multitude de banquets. Chaque association parisienne, qu’il s’agisse des Gars normands, des Bretons de Paris, des Amis du Loir-et-Cher, du Provençal, de l’Eskualduna, de la Ruche limousine ou de l’une des 22 associations d’Alsace-Lorraine – pour des raisons géopolitiques évidentes, – a son restaurant de prédilection qui les accueille à bras ouverts et qui fait des efforts pour proposer des menus en lien avec la province d’origine. Dès qu’ils le peuvent, les provinciaux passent un séjour au pays, tout comme les Parisiens, soulagés de quitter un moment la pollution urbaine et l’ « alimentation en boîte ».
La confiscation nationaliste des cuisines régionales
Pampille, Les bons plats de France, Cuisine régionale, Paris, 1913 (réédition du FNRS).
Le mythe d’une cuisine ancestrale immuable et profondément ancrée dans le terroir fait tourner bien des têtes jusqu’à la déraison. En 1913, Marthe Allard Daudet (1878-1960), épouse de Léon Daudet et mieux connue sous son nom de chroniqueuse gastronomique Pampille, publie Les bons plats de France, première rétrospective culinaire régionale française, célébration des produits du terroir, exaltation d’une cuisine simple, authentique et pittoresque. Chez Pampille, ardente royaliste antidreyfusarde et xénophobe, rédactrice de l’Action française, les « bonnes traditions » reflètent le génie du peuple français et il n’est pas jusqu’au faisan ou au lièvre qui soit meilleur en France qu’à l’étranger. Cette vision de la gastronomie régionale rejoignant celle de la France éternelle est logiquement saluée par Maurice Pujo (1872-1955), une des grandes figures de l’Action française :
« Car ce petit livre est en quelque manière un monument. Ce qu’il apporte, c’est la défense et la restauration d’une des plus belles de nos traditions, une de celles dont la France pouvait s’enorgueillir comme de sa littérature, de son art, de son goût dans tous les domaines : la cuisine française, la reine de toutes les cuisines, ou plutôt la seule cuisine du monde, car on ne ment pas en disant qu’ailleurs on se nourrit, mais qu’en France seulement on sait manger.
Et seuls les barbares pourraient dire que cela n’a pas d’importance. Cela est lié à nos institutions et à nos mœurs les plus profondes. Chez nous la bonne table, qui ne dépend nullement de la richesse et qui se trouve plus souvent dans les modestes maisons que dans les grands hôtels cosmopolites, tient sans doute à un sol riche aux productions variées et favorisées, mais elle est aussi l’effet délicatement mûri de la force particulière de la famille, de sa stabilité dans la maison, dans le pays, dans la province. Et si nous avons appris à mieux manger qu’ailleurs, c’est encore un bienfait de ces Rois qui, pendant de longs siècles, surent assurer à nos ancêtres, à l’abri des révolutions, des foyers paisibles et doux[14]. »
Les cuisines régionales, gardiennes des traditions, participent ainsi à la restauration de la grandeur de la civilisation française. Pampille glorifie les traditions, réhabilite le rythme lent qui unit les gens autour du repas. Elle fustige les « dérives » du modernisme déjà dénoncées par le Club des Cent – un club de gastronomes automobilistes créé un an plus tôt – à savoir la cuisine internationale, la cuisine industrielle, bref, la cuisine des gens pressés. C’est ainsi que la sole normande, les tripes à la mode de Caen, la poularde de Bresse truffée, les écrevisses à la Nantua, la choucroute alsacienne, la quiche lorraine, le gratin dauphinois, la bouillabaisse, les aubergines à la provençale, la garbure ou le cassoulet de Castelnaudary deviennent de véritables arguments gourmands en faveur du régionalisme et de la défense de valeurs conservatrices.
Sous la plume de son mari, rédacteur en chef de l’Action française, le propos va plus loin. Les recettes régionales, éternelles et indissociables de leur terroir, sont sacrées et ne peuvent être altérées sous aucun prétexte. Le génie culinaire français prend racine dans l’Antiquité et tire ses origines latines de la Provence. Toute ambition de progrès dans le cadre de la gastronomie française est donc vue comme une atteinte à la « civilisation française[15] ».
Après la guerre, il mêle questions gastronomiques, identitaires, politiques et économiques. Il s’en prend aux Allemands qui taxent les vins français et aux Américains qui en prohibent la consommation. Chez lui, la défense des produits et de la cuisine régionales est un acte patriotique en faveur de l’économie rurale. Malgré tout, ce point de vue n’est pas un monopole de la droite réactionnaire[16]. La gauche, elle aussi, voit dans les produits locaux le moyen de subsistance des paysans qu’il est nécessaire de valoriser. En outre, elle voit la bonne cuisine française comme un vecteur d’émancipation social par le plaisir gastronomique autrefois monopolisé par les bourgeois. C’est ainsi que des gauchistes défendent le régionalisme et le retour à la terre dans une perspective moderniste et internationaliste[17].
Le triomphe des cuisines régionales
Edmond Sailland, dit Curnonsky (« pourquoi pas Sky » en latin).
Après l’épisode tragique de la Grande guerre, la croisade régionaliste reprend de plus belle. En 1923, Austin de Croze (1866-1937), homme de lettre et gastronome tente d’imposer la gastronomie comme 9e art. C’est dans cette optique qu’il crée la Section gastronomique régionaliste au Salon d’automne, manifestation traditionnellement réservée aux peintres, aux sculpteurs, aux architectes et aux graveurs. Pendant toute la durée du salon, les chefs les plus réputés des provinces préparent et servent aux visiteurs les meilleurs plats du cru[18].
L’année suivante, en janvier, Croze profite de la réussite de l’événement pour créer l’Association des gastronomes régionalistes réunissant des cuisiniers, des producteurs, des consommateurs et des artistes dans des domaines annexes comme la vaissellerie, la verrerie, l’architecture et, bien entendu, des écrivains et journalistes chargés de propager la bonne parole régionaliste au sein de toute la population. Sept sections régionales sont créées avec, au premier rang, l’Alsace qu’il convient avant tout d’intégrer dans les grandes traditions gastronomiques françaises. L’objectif de l’association est de tout faire pour que la cuisine régionale contribue au succès du tourisme français[19].
Au même moment, d’autres initiatives valorisent le patrimoine gourmand régional. En 1920, le Guide Michelin, qui existe depuis 1900, intègre pour la première fois des commentaires gastronomiques, suivi par le Guide Bleu. Plus que les productions locales, ce sont désormais les recettes régionales qui sont mises en avant. En 1931, le Michelin propose le classement en une, deux et trois étoiles des meilleurs restaurants qui se trouvent principalement sur l’axe touristique Paris-Lyon-Marseille, sur la fameuse Nationale 7 ou route des vacances[20]. Le nouveau média de la radio se lance également dans des concours de cuisine régionale et les salons accueillent chaque année diverses sections régionales.
Dans les années 1920, les gastronomes régionalistes trouvent leur héros, le fameux Curnonsky (1872-1956). De son vrai nom Edmond Sailland, ce journaliste a déjà signé en 1914 un article éloquent appelant à la « renaissance de notre cuisine nationale » :
« Depuis quelques années, nous vivons sous le régime du coup de fusil. Les meilleurs d’entre nous ont compromis leur santé et leur bonne humeur dans la triste aventure de ces dîners d’apparat, consacrés surtout à l’apothéose de l’argenterie, de la vaisselle et de la cristallerie, et où il ne manquait que l’habileté d’un bon chef ou la science d’une cuisinière (…) Et je ne rappellerai pas cette redoutable cuisine unifiée qui sévissait dans certains palaces. Les trente-deux plats étaient décorés de noms prétentieux et kilométriques, mais tous avaient le même goût, tantôt fade, tantôt épicé, et la même invariable sauce ruisselait, abondante et brunâtre, sur ces reliefs anonymes[21]. »
Ce genre d’attaque en règle contre la « cuisine internationale » incarnée par la sauce brune dite « espagnole » rejoint parfaitement les propos nationalistes évoqués plus haut. Bien que Curnonsky s’interdit de se prononcer en faveur de l’une ou l’autre tendance politique, il apparaît clairement que son discours le rapproche davantage de la droite identitaire incarnée par le couple Daudet. Dans les années 1930, Curnonsky se montrera d’ailleurs par moment xénophobe, antisémite et antiaméricain.
C’est après la Grande Guerre que Curnonsky s’impose comme une des plus grandes autorités en matière gastronomique. Chroniqueur vedette de Paris-Soir, il sillonne les routes de France avec son acolyte poète et romancier Marcel Rouff. Il résulte de ces gigantesques escapades gourmandes pas moins de 27 volumes de La France gastronomique (1921-1928), répertoire complet des recettes et des bonnes adresses de chaque région évoquée à destination principalement des touristes en voiture. Un an avant le bouclage de la collection, Curnonsky se voit d’ailleurs décerner le prestigieux titre de Prince des gastronomes par le mensuel La Bonne Table et le Bon Gîte qui a réuni les votes de clubs, de restaurateurs et de journalistes.
Dans sa course au titre, Curnonsky est coude à coude avec l’incontournable Auguste Escoffier, Louis Forest du Club des Cent et surtout Maurice des Ombiaux (1868-1943), un Belge passionné de vin et de cuisines régionales. Par d’habiles manœuvres politiques, Curnonsky sort vainqueur et s’apprête à régner près de trente ans sur la gastronomie française. En 1930, il crée l’Académie des gastronomes, toujours dans l’objectif de « défendre les traditions de la cuisine française contre la concurrence étrangère ».
La réaction vis-à-vis du discours identitaire
Prosper Montagné.
Ce discours nationaliste et régionaliste exacerbé ne fait pas l’unanimité et provoque même une véritable joute entre le régionaliste Curnonsky et le grand chef Prosper Montagné, auteur du premier Larousse gastronomique. Tout en reconnaissant la position dominante de la cuisine française dans le monde, ce dernier admet volontiers les mérites des cuisines étrangères et décèle des origines internationales dans des mets régionaux, tout en fustigeant la mode de régionaliser des recettes qui n’ont rien de régionales. En procédant de la sorte, pense-t-il, on nie l’indispensable apport étranger dans l’évolution de la cuisine[22] :
« Les diverses provinces françaises ont chacune une cuisine particulière. Cependant, il faut remarquer que tous les plats ayant une appellation régionale ne sont pas toujours authentiquement et exclusivement régionaux[23]. »
Prosper Montagné commence ainsi par reconnaître l’origine arabe du cassoulet de son pays natal. De la sorte, il se conforme à un discours ancien, déjà prôné par Alexandre Balthazar Laurent Grimod de la Reynière (1758-1837) dans son fameux Almanach des gourmands[24] (1803-1812). Ce dernier perpétue clairement le sentiment de supériorité de la cuisine française des 17e et 18e siècles tout en reconnaissant le mérite des gastronomies étrangères et même leur influence :
« Il ne faut pas que l’orgueil national nous empêche de puiser chez des nations rivales, et mêmes ennemies [l’Angleterre], tout ce qui peut ajouter à nos jouissances et stimuler notre sensualité ; et parce que les cuisiniers français sont les premiers artistes de l’Europe, il ne faut pas qu’ils s’imaginent qu’on ne peut rien leur apprendre. Leur art ne seroit point ce qu’il est devenu, s’il n’avoit mis à contribution plus d’une cuisine étrangère ; et la nôtre se compose d’une foule de ragoûts exotiques, qui, devenus indigènes par la manière dont nous les avons adoptés et surtout perfectionnés, ont singulièrement concouru à l’accroissement de la gloire nationale. Enfin, si la France est devenue l’arbitre souveraine dans l’art du goût, c’est en grande partie au soin qu’elle a pris de ne rejeter aucune découverte étrangère, qu’elle en est redevable. »
Il apparaît donc bien que le régionalisme culinaire, sous la plume de Daudet et même de Curnonsky, a radicalisé le discours culinaire autour de questions identitaires. Du patriotisme gastronomique de bon aloi de la Reynière, on est passé au nationalisme exacerbé de Daudet. Toutefois, la cuisine régionale n’appartient pas qu’à la droite réactionnaire. De grands cuisiniers tels que Montagné, mais aussi Auguste Escoffier, reconnaissent tout aussi bien l’excellence de la cuisine régionale, tout comme celle des pays étrangers, tout en rappelant la supériorité de la française, à savoir la parisienne, qui n’est pas celle des régions[25].
Vive les femmes !
Marcel Vallet, Eugénie Brazier dans sa cuisine, dans la série « La Vie Lyonnaise, 1950-1960 ».
Les années 1920 et 1930 voient donc s’imposer le courant régionaliste en gastronomie. Désormais, dans la presse, on parle de deux écoles en hôtellerie, celle des palaces et celle des cuisines régionales, « encouragée par les artistes, le monde du tourisme, le club des Cent… » :
« La première de ces écoles semble attacher une importance très grande au luxe, tout au moins aux séductions extérieures, aux élégances de l’installation. La seconde, au contraire, entend que le bon hôtel soit d’abord l’hôtel où l’on mange bien ; et où l’on mange bien d’une certaine manière ; où la cuisine ait son caractère à elle, son accent, sa couleur…[26] »
Parmi ces maisons « où l’on mange bien », celles des « mères lyonnaises » connaissent une extraordinaire renommée. Au départ, elles préparent la cuisine dans leurs modestes établissements pour des hommes seuls, bien souvent. Bourrues et sans façon, elles servent une nourriture simple, mais finissent par attirer tout le gotha gastronomique. Désormais, on ne parle plus que de la mère Fillioux (Françoise Fayolle, 1865-1925) et de sa poularde demi-deuil, ainsi que de son ancienne apprentie la mère Brazier (Eugénie Brazier, 1895-1977) qui la surpassera en popularité. En toute logique, cette dernière entretient une étroite relation avec le monde automobile. Non contente d’attirer des hordes d’automobilistes gourmands dans son bouchon lyonnais depuis 1921, elle fait du Salon de l’Automobile de Paris un « véritable congrès de gastronomes[27] » dès 1926. Bien sûr, Curnonsky ne tarit pas d’éloges cette figure montante des cuisines régionales. Peu après l’ouverture de son deuxième restaurant au col de la Luère, installé dans un chalet à quelques kilomètres de Lyon, il ne peut cacher son émotion :
« De cette jolie montage boisée, le regard s’étend sur un horizon splendide, dominé au loin par la chaîne des Alpes. Mme Brazier, en véritable artiste qu’elle est, n’a point enlaidi le paysage en y élevant un palace ou un casino avec des cariatides, des colonnes, des festons et des astragales ! Elle s’est contentée de faire construire deux jolis chalets en bois, confortables et bien aménagés, largement éclairés par d’immenses baies vitrées. Et elle a donné toute l’importance qu’il fallait à la cuisine, une splendide cuisine aérée et claire, où elle peut travailler à l’aise. Je ne revois jamais sans émotion cet admirable cordon bleu qui est l’honneur de la cuisine lyonnaise, et un des « as » de cette cuisine simple auprès de quoi la cuisine tarabiscotée, remontée, dénaturée, déglacée et sophistiquée n’est que roupie de sansonnet[28]. »
En 1933, la mère Brazier rafle trois étoiles au guide Michelin pour chacun de ses restaurants. Jamais une femme n’a été aussi récompensée. D’ailleurs, jamais les cuisinières professionnelles n’ont jamais été autant célébrées que par les régionalistes. Partout, ils clament haut et fort leur « féminisme ». Pour Curnonsky, « l’Art culinaire est l’un de ceux où de tous temps le féminisme a triomphé[29] ». En 1921, un autre régionaliste confie à Sonia, rédactrice de l’Excelsior, que « c’est aux cuisinières que les hôtelleries de province doivent le meilleur de leur renommée, et que si le prestige de certaines cuisines locales continue de grandir dans le monde des gourmets, c’est aux femmes qu’on le devra », avant de conclure :
« Voyez-vous, nous autres amateurs de cuisine, nous sommes tous féministes ; en province surtout, dans certains petits coins que nous connaissons bien, il y a des chefs-d’œuvre dont on sent, du premier coup, que c’est une femme qui les a signés…[30] »
Ce féminisme ne doit évidemment pas être entendu comme le mouvement d’émancipation sociale et politique né au 19e siècle et qui, dans son expression socialiste, s’attaque virulemment à l’institution du mariage qui cantonne la femme dans son rôle de ménagère. Ce « féminisme » a plutôt tendance à célébrer les qualités spécifiques à la femme qui font d’elle la maîtresse d’une cuisine à la fois simple, succulente et authentique, une cuisine qui soude la famille autour de la table et ravit les gourmets les plus exigents. En 1951 encore, Curnonsky rend hommage à Henri-Paul Pellaprat (1869-1954), « un fervent féministe qui a su rendre hommage à la finesse, à la grâce et à la simplicité que le précieux concours des femmes a apportées à la cuisine française[31]. »
[1] François Marin, Les dons de Comus, 3 volumes, Paris, Pissot, 1758. [2] Georges Vigarello, Le sain et le malsain, Paris, Seuil, 1993, p. 156-187. [3] Julia Csergo, « L’émergence des cuisines régionales », Histoire de l’alimentation, dir. Jean-Louis Flandrin, Massimo Montanari, Paris, Fayard, 1996,, p. 825. [4] Les trois frères provençaux, Restaurateurs, Palais Royal, au Perron, n°3, déjeuners et dîners, ca 1810, Bibliothèque municipale de Dijon. [5] Csergo, 1996, p. 827, 828. [6] Roy Porter, « Les Anglais et les loisirs », L’avènement des loisirs, 1850-1960, dir. Alain Corbin, Paris, Aubier, 1995, p. 25-33. [7] Idem, p. 41. [8] Le xixe siècle, 28 juin 1895, p. 3, col. 2. [9] Csergo, 2009, p. 184. [10] Furetière, « Hôtelleries, hôtels et auberges », Le Soleil, 19 mai 1903, p. 1, col. 4. [11] Csergo, 1996, p. 831. [12] Csergo, 1996, p. 829. [13] Joseph Favre, Dictionnaire universel de cuisine pratique, 1894-1906. [14] Maurice Pujo, « Au Jour le Jour, « Les bons plats de France » », L’Action française, 1er avril 1913, p. 1, col. 5. [15] Denis Saillard, « Discours gastronomique et discours identitaires (1890-1950) », Gastronomie et identité culturelle française, p. 249. [16] Alberto Capatti, Le goût du nouveau, Paris, Albin Michel, 1989, p. 226, 227. [17] Kyri Watson Claflin, « Le « retour à la terre », après la Grande guerre : politique agricole, cuisine et régionalisme », Gastronomie et identité culturelle française, dir. Françoise Hache-Bissette, Denis Saillard, Paris, Nouveau Monde éditions, 2009, p. 215-237. [18] Le Rappel, 4 septembre 1923, p. 3, col. 3. [19] Excelsior, 30 août 1924, p. 5, col. 1, 2. [20] Csergo, 1996, p. 836, 837. [21] Sailland Curnonsky, « Propos de table », Le Journal, 15 février 1914, p. 6, col. 1. [22] Saillard, 2009, p. 251-254. [23] Prosper Montagné, Larousse gastronomique, Paris, Librairie Larousse, 1938, p. 394, col. 2. [24] Cette annuaire a participé à la promotion du plaisir gustatif, sujet resté tabou durant des siècles. [25] Saillard, 2009, p. 254. [26] Excelsior, 13 avril 1921, p. 4, col. 2. [27] Le Petit Parisien, 13 octobre 1927, p. 2, col. 6. [28] Curnonsky, « Une grande randonnée gastronomique, Les Purs Cent à travers le Beaujolais et le Lyonnais », Paris-Soir, 30 juin 1929, p. 5, col. 5. [29] Curnonsky, « Non, la cuisine n’est pas morte ! », Paris-Soir, 28 décembre 1927, p. 5, col. 1. [30] Excelsior, 13 avril 1921, p. 4, col. 2. [31] Henri-Paul Pellaprat, L’art culinaire moderne, Paris, Comptoir français du Livre et Jacques Kramer, 1951, p. 7.
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