Jules Bastien-Lepage, Récolte de pommes de terre, 1877.
L’introduction de la pomme de terre en France
Les premières pommes de terre cultivées dans les jardins des paysans en France arrivent d’Italie sous leur nom italien, tartuffoli. L’agronome Olivier de Serres, les signale dans le Dauphiné vers 1600[1].
Faute de documents, il est très difficile de se faire une idée de la propagation de la pomme de terre dans les jardins paysans au cours du xviie siècle. On peut suggérer une diffusion plutôt discrète dans les régions de l’est et du sud-est, ainsi qu’une bonne adaptation au nouvel environnement entraînant une meilleure productivité et un accroissement de la taille du tubercule[2].
D’un autre côté, la pomme de terre continue à se répandre chez les agronomes. Vers 1665, elle fait son entrée au jardin botanique de Paris[3].
À la découverte d’une plante aux qualités insoupçonnées, le cas irlandais
“A Potato Dinner, Carhirciveen”, Pictorial Times, 28 février 1846.
Alors que la pomme de terre s’éparpille timidement dans le sud de l’Europe, c’est tout à fait ailleurs qu’elle acquiert, pour la toute première fois dans l’Ancien Monde, le statut d’aliment de base. Comment la potatoe est arrivée en Irlande ? Nul ne le sait. Le scénario le plus plausible est une introduction directement des colonies. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas tant la manière dont la pomme de terre est arrivée que la manière dont elle s’est imposée qui importe. Pourquoi bénéficie-t-elle aussi rapidement de la sympathie des Irlandais alors qu’elle peine tant à se faire aimer des continentaux ?
En fait, l’Irlande se distingue des systèmes agricoles céréaliers européens et de sa culture alimentaire reposant sur le pain par une économie d’élevage et l’adoption d’un régime carné et lacté. Ce système est chamboulé par l’arrivée massive de colons anglais au cours du 17e siècle qui implantent un système agricole céréalier et imposent une alimentation à base de blé. En même temps, l’économie de l’élevage se tourne résolument vers l’exportation, contraignant les Irlandais à un régime plus végétal[4].
Le problème principal de cette conversion alimentaire est la trop faible production de blé par rapport à l’augmentation rapide de la population. Les Irlandais trouvent donc dans la pomme de terre un allié idéal. Présente au moins depuis 1606, la pomme de terre est cultivée plus largement dans les jardins à partir des années 1640 et constitue un bon aliment d’hiver pour les paysans.
C’est ainsi que la pomme de terre joue un rôle de plus en plus important dans l’alimentation irlandaise où le blé, produit d’importation qui ne s’est jamais implanté dans la culture irlandaise, demeure marginal jusqu’à se faire complètement évincer de l’alimentation dans les années 1770. La pomme de terre prend alors la place d’aliment de base aux côtés des produits laitiers, des bouillies d’avoine, des légumes, du poisson, du porc et des œufs.
Dès lors, la pomme de terre semble être le seul ingrédient capable de soutenir l’impressionnante croissance démographique du pays. En effet, peu exigeante et très productive, elle demande deux fois moins de surface de terre que le blé pour nourrir une famille. Elle permet également d’assurer une meilleure rotation dans les cultures et contribue ainsi à l’augmentation de la production de blé, denrée destinée à l’exportation. Elle a également le grand avantage de nourrir les porcs et d’augmenter la production d’alcool.
Ainsi, au début du 19e siècle, la consommation en pommes de terre d’un Irlandais vacille entre 2,3 et 4 kg par jour. L’expansion de ce légume en Irlande est donc très positive. D’un autre côté, la grande dépendance du pays par rapport au tubercule provoquera une immense catastrophe à la suite des ravages causés par le mildiou en 1845. La dévastation des trois quarts des récoltes entraîne la mort d’un million de personnes et le départ de 2,5 millions de migrants, déclenchant un véritable bouleversement économique et social dans le pays[5].
La pomme de terre en plein champs sur le continent
En France, la culture de la pomme de terre en plein champ apparaît à la toute fin du xviie siècle.
Les premiers champs de pommes de terre en France
Vers 1690, dans les Vosges, les paysans la font sortir des jardins pour la faire entrer dans leurs systèmes de rotation sans jachère aux côtés des légumineuses, des graminées et de quelques plantes sarclées telles que le navet et le chou fourragé.
Mais ne nous y trompons pas. L’objectif de cette culture n’est pas de nourrir directement les hommes. Il consiste essentiellement à augmenter la production de blé. Car en accroissant le volume de plantes fourragères, on augmente le cheptel. En augmentant le cheptel, on augmente la quantité de fumier, ce qui permet d’enrichir davantage les champs, de récolter plus de blé, de produire plus de farine et, en fin de compte, d’obtenir plus de pain !
Pour l’Européen du 17e et du début du 18e siècle, c’est le pain qui nourrit l’homme. Alors que les Irlandais, peu sensibles à l’attrait du pain, adoptent rapidement la pomme de terre comme aliment de base[6], les continentaux s’y accrochent obstinément et relèguent l’indigne tubercule au rang de nourriture fourragère, de légume du pauvre ou d’aliment de substitution en période de crise[7].
Le principe de la première révolution agricole consiste à remplacer la jachère par des cultures qui contribuent plus efficacement que cette dernière au renouvellement de la fertilité du sol.
L’expansion dans les champs
À partir des Vosges, la culture en plein champ des pommes de terre se répand vers le nord. En une dizaine d’années, elle gagne le Palatinat, la Lorraine et le Luxembourg. De là, sous le nom de crompire, de l’allemand grundbirne, « poire de terre », elle s’introduit dans le sud-est des Pays-Bas méridionaux aux environs de 1700. De là, elle atteint la Principauté de Liège une quarantaine d’années plus tard. Après ce premier temps d’adaptation et d’hésitation, on passe à un stade plus intense de production et de commercialisation dans les années 1750 et 1760[8].
En parallèle, la culture de la pomme de terre se répand en Flandre, probablement à partir de l’Angleterre d’où elle serait arrivée dans la deuxième moitié du 17e siècle.
Dans les années 1720, la culture s’étend en Savoie et dans les Hautes-Alpes, dans le Hainaut et dans la région parisienne[9]. En 1750, on la signale en Bretagne[10].
Plus à l’est, la kartoffel fait son entrée dans les champs en Saxe aux environs de 1717 et en Prusse vingt ans plus tard[11].
Apparemment, la présence de la pomme de terre dans les cultures se renforce à la suite du Grand hiver de 1709 qui est catastrophique pour les récoltes de blé[12]. C’est à partir de ce moment que se dévoilent les premiers témoignages francs de consommation humaine de pommes de terre sur le continent.
En 1720, elle est signalée sur le marché de Bruxelles comme aliment pour les pauvres essentiellement[13]. Le curé Albert, auteur d’une histoire du diocèse d’Embrun, signale qu’elle n’est pas aussi agréable au goût que dans les régions où elle est cultivée au sec, mais qu’elle fournit « une nourriture saine et abondante à beaucoup de personnes, soit en la mêlant avec la farine, dans les années de disette du grain, soit en la mangeant assaisonnée[14]. »
En 1749, l’agronome français de Combles (17??-ca 1770) constate avec une certaine tristesse que ce « fruit » est dévolu aux pauvres et largement méprisé par les élites, notamment parisiennes :
« Il n’est pas inconnu à Paris, mais il est vrai qu’il est abandonné au petit peuple, & que les gens d’un certain ordre mettent au-dessous d’eux de le voir paroître sur leur table ; je ne veux point leur en inspirer le goût que je n’ai pas moi-même ; mais on ne doit pas condamner ceux à qui il plaît & à qui il est profitable[15]. »
Plutôt avant-gardiste, De Combles s’irrite également du dédain de ses collègues envers le tubercule :
« Voici une Plante dont aucun Auteur n’a parlé, & vraisemblablement c’est par mépris pour elle qu’on l’a exclu de la classe des Plantes Potageres, car elle est trop anciennement connue & trop répandue pour qu’elle ait pû échapper à leur connoissance ; cependant il y a de l’injustice à deshonorer un fruit qui sert de nourriture à une grande partie des hommes de toute nation (…). Ce n’est pas seulement le bas peuple & les gens de la campagne qui en vivent dans la plûpart de nos Provinces, ce sont les personnes même les plus aisées des villes, & je peux avancer de plus par la connoissance que j’en ai, que beaucoup de gens l’aiment par passion[16]. »
Il constate que certains bourgeois la préparent en minces tranches frites au beurre, fricassée avec des oignons, à la sauce blanche, au vin ou en boulettes mêlées de pain et dorées au beurre[17]. Avant lui, seul le cuisinier Vincent La Chapelle a évoqué la pomme de terre dans un livre de cuisine française. Et encore, l’a-t-il fait dans une seule recette au titre évocateur de Quartier d’Agneau à l’Angloise[18].
Vingt ans plus tard, la pomme de terre semble d’un usage courant à Mons, non sans inquiéter un médecin qui, en vertu d’une nouvelle théorie médicale, la rend responsable de l’épidémie de fièvre sévissant dans la région[19]. Nonobstant cette « savante » réticence que l’Académie des sciences de Bruxelles répercute encore en 1772, les paysans des Pays-Bas ne veulent plus se défaire de la pomme de terre qui, selon eux, fait croître la population tout en fournissant du travail à tout le monde[20].
C’est ainsi que la pomme de terre s’implante solidement dans les régions où elle jouit d’un meilleur accueil que dans les provinces riches en blé du centre de la France. En 1780 encore, on oppose « les peuples peu patatiphages des environs de Paris, de la Brie & d’un grand nombre d’autres lieux » et les « peuples plus patatiphages des environs de Charleville, des Ardennes, du Hainault & de la Flandre[21] ».
Nous sommes au début des années 1770, au moment où Antoine Parmentier commence à écrire sur la pomme de terre... suite au prochain épisode…
[1] Voir cadre p. 10, 12. [2]Roze, 1898, p. 101. [3]Idem, p. 98-105. [4]Poussou, janvier 2015. [5]Poussou, 2015. ; Ames, Spooner, 2008, p. 252, 253. [6] Voir cadre p. 13, 14. [7]Mazoyer, Roudart, 2002, p. 411-437. [8]Pirotte, 1976, p. 10-25. [9]Roze, 1898, p. 122. [10]Blanchet, « Au port de Messac (près Bain en Bretagne), le 12 janvier », Gazette du commerce, 20 avril 1779, p. 252, 253. [11]Roze, 1898, p. 105. [12]Pirotte, 1976, p. 14. [13]Gérard, Koninklijke Bibliotheek, 71 E 28. [14]Bodard, 1987, p. 117-133. [15] De Combles, L’école du jardin potager, t. 2, Paris, A. Boudet, 1749, p. 582. [16]Idem, t. 2, 1749, p. 577, 578. [17]Idem, t. 2, p. 167-173. [18] Vincent La Chapelle, Le cuisinier moderne, La Haye, 1742, p. 269, 270. [19] Jules Monoyer, « Notice sur le village de Gottignies », Annales du Cercle archéologique de Mons, Mons, Hector Manceaux, t. 20, 1857, p. 254. [20]Pirotte, 1976, p. 56. [21]Jugement impartial et sério-comi-critique d’un manant, Cultivateur & Bailli de son Village, Sur le Pain de Pomme de terre pur, de MM. Parmentier et Cadet, Et par occasion, sur quelques autres Points, Berne, Paris, Veuve Vallat-La-Chapelle, 1780, p. 10.
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